D’Istanbul à Milan, en passant par Londres et Vienne, la vie haute en couleur d’un Juif ottoman né en 1906 dans une famille sépharade et qui deviendra capitaine dans les services de renseignements britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. Une leçon de vie en même temps que les saveurs d’un monde disparu.
J’avais quinze ans quand je fis la connaissance de mon oncle Victor. Grand, massif, beau, les cheveux bruns et le buste puissant, il apparut un soir, au crépuscule, sur le seuil de la pièce où je travaillais. Ma mère évoquait volontiers ce frère débauché et facétieux dont ma grand-mère se désespérait. Enfant, il se glissait en cachette dans la cuisine et suçait à l’aide d’une paille toute la crème du sütlatch, l’entremets qui devait être servi au repas, laissant sa surface intacte dans le moule. Il perçait les œufs à l’aide d’une épingle et en gobait le contenu en savourant l’embarras de ma pauvre grand-mère qui se retrouvait aux prises avec des coquilles vides au moment de préparer une omelette. Trop tumultueux pour vivre en famille, l’oncle Victor s’était sauvé à l’âge de seize ans et, pour de mystérieuses raisons, s’était établi à Vienne. Comme il était très intelligent et travailleur, il avait obtenu bien vite le succès et s’était marié de bonne heure. Il avait une femme et une fille à Vienne. Et voilà qu’il regagnait Istanbul pour revoir ses sœurs.
Sur le seuil de la pièce, il me dévisagea quelques instants en m’adressant un petit sourire triste. Il avait bien connu mon père, et c’était la première fois qu’il me voyait depuis sa mort.
« Te voici, dit-il en m’ébouriffant les cheveux. Il paraît que tu es un fripon. »
Cette idée semblait le réjouir infiniment. Je compris en un éclair qu’il était un oncle différent, il m’apportait la liberté, la complicité, l’amitié.
La maison était sens dessus dessous. L’oncle Victor n’arrêtait pas de raconter à ses sœurs des histoires osées, et les rires retentissaient dans tous les coins. Un air de fronde, un vent de révolution s’engouffrait dans ce foyer tranquille. Ma mère, la tante avec laquelle nous vivions et les autres sœurs de l’oncle Victor (elles étaient quatre à habiter en ville) se réunissaient autour de ce frère retrouvé qui les taquinait à tout instant. L’oncle Victor avait la réputation d’être un don Juan impénitent. Il avait eu mille aventures, et ses sœurs étaient fières de ses exploits amoureux. Elles en parlaient dans des murmures quand elles me croyaient hors de portée de voix, mais j’avais depuis longtemps inventé des systèmes et des subterfuges pour être à même d’entendre les propos des adultes.