Comment évoquer une vie, une jeunesse, une enfance dans toute son amplitude ? Qu’est-ce qui nous constitue véritablement et peut résister au temps ? Et si nous étions un arbre, vers quel ciel tendent nos branches et dans quelle terre plongent nos racines ?
L’écriture est sans doute l’un de ces moyens imparfaits qui permet de capter un peu de nos vies et d’en partager l’expérience.
Myriam Moscona dans cette œuvre ambitieuse relève l’éternel défi d’une façon toute personnelle qui associe intimement le plus quotidien au monde onirique. La vie prend l’apparence d’un mille-feuille, de mille couches de sédiments accumulés à travers lesquelles seules la mémoire et l’imagination peuvent circuler. Il y a bien sûr ce que l’on sait ou que l’on croit savoir à travers les livres d’histoire, les récits rapportés qui fixent des repères fidèles. Il y a les souvenirs embrumés de l’enfance dont émergent des scènes matricielles. Il y a les voyages qui permettent de remonter aux sources du temps. Il y a les traces de nos lectures qui résonnent encore en nous. Il y a la polyphonie des langues qui se répondent et ne se traduisent pas. Il y a surtout les rêves qui font remonter à la surface ce qui ne passe pas et continue de nous hanter.
Au terme de ce voyage à travers des ombres, tout ne sera pas élucidé, mais ce qui restera pour partie obscur, car d’ordre poétique est peut-être la plus grande richesse de ce livre polyphonique.
Peut-on imaginer plus belle déclaration d’amour à la langue judéo-espagnole que ces Ombres cousues de Myriam Moscona ?
« Maman, je suis ta mère, je suis ta sœur, je suis ton fils, je suis moi, regarde mes allergies enflammées, regarde comme je me soumets, regarde comme je te chante, danse cette valse, regarde comme j’ai appris ta langue, regarde comme je me glisse dans ton monde, regarde comme je porte l’étoile jaune, regarde cette bactérie qui me ronge les bras, regarde-moi transformée en toi, regarde comme je te cours après dans la rue, regarde comme j’invente ta mort, ne m’ignore pas, maman, je t’ai apporté un petit pain tout juste sorti du four, je t’ai apporté une photo du camp de Dachau, je t’ai apporté ma fille, regarde-la bien, elle a l’air de venir des Balkans, comme toi, regarde, je t’ai apporté une goutte de sang. Ouvre la bouche. »