C’est une saga qui s’étend sur plusieurs siècles. Aussi loin qu’il est possible de remonter, le récit trouve sa source dans l’Espagne d’Isabelle de Castille, dite Isabelle la Catholique. Les événements traversent ensuite le bassin méditerranéen, peut-être par l’Afrique du Nord, peut-être par l’Occitanie et l’Italie de la Renaissance.
Plusieurs générations arriment cette histoire aux rives de la mer Égée, à Salonique, appelée alors la Jérusalem des Balkans. Depuis le début du XXe siècle, elle se poursuit à Marseille, après un crochet malheureux par la Pologne.
Dans cette famille d’origine judéo-espagnole, on parlait le ladino, dialecte issu du castillan du Moyen-âge. Je ne sais si, comme l’espagnol, ce dialecte use à l’écrit du point d’interrogation culbuté. Mais ce qui est certain, c’est que les questions autour de l’histoire de cette famille ont culbuté l’existence des survivants. Ils ont souvent eu la tête basculée vers le bas, l’esprit renversé et les sens bousculés.
Dans leurs souvenirs, réels ou fantasmés, mais sans aucun doute vrais à leurs yeux, rien ne manque : le froid et la neige à Marseille, lors de ce terrible mois de janvier 1943, le déménagement forcé en pleine nuit du 23 de ce même mois, les étoiles jaunes qui n’illuminent aucun ciel, le trajet, qu’on n’ose pas appeler voyage, dans ces wagons à bétail, la perte de conscience sous les douches de Sobibor, les flammes de Sobibor, la rivière Bug à Sobibor, où les cendres, mêlées à la pluie, se sont déversées. Rien ne manque : ni la faim, ni la peur, ni les larmes, ni les cris.
Ceux d’après se souviennent comme ils peuvent, pour combler les manques, et pour laisser une mémoire à leurs morts et aux morts-vivants qui ont suivi.
« Barbara », lu, relu, dit, redit, comme une incantation, une voix issue de mes propres profondeurs, une voix qui m’enveloppe comme le brouillard enveloppe Brest, une voix qui m’entraîne dans une guerre que je ne connais pas, mais qui laisse pourtant tant de traces en moi.
Quelle connerie la guerre, quelle connerie… connerie… J’adorais transgresser le langage en répétant comme un mantra ce gros mot. Et mes parents, pour qui la guerre si douloureuse était un sujet pourtant presque tabou, riaient de bon cœur à ma rengaine « Quelle connerie la guerre, quelle connerie la guerre, quelle connerie… »
Voici donc qu’à huit ans, la guerre m’est devenue, par la force de Prévert, une réalité que je pouvais appréhender, une réalité qui me nouait la gorge comme si j’y étais confronté pour de vrai, qui me tordait les boyaux comme si la peur m’envahissait pour de vrai, qui bouleversait ma vie comme si … tu souriais et je souriais de même.
Je me suis réellement abrité sous un porche, j’ai réellement crié son nom, Barbara, une fois, dix fois, mille fois. J’ai été réellement amoureux de Barbara. Et c’est avec Prévert que j’ai été trempé par cette pluie de deuil terrible et désolée, par cet orage de fer, d’acier, de sang.
Depuis lors, je m’ébroue, comme un chien qui disparaît au fil de l’eau sur Brest, je m’ébroue pour sécher la pluie, et je m’ébroue pour sécher des larmes, des larmes qui n’ont jamais pu couler, et qui ont pourtant laissé un sillon sur mes joues.
Bien plus tard, c’est dans « Paroles » que je suis allé piocher les histoires que je lisais à mes fils pour les endormir. C’est ainsi que Prévert est devenu un membre de ma famille abîmée par la guerre. Un membre bienfaiteur.