Tanger 1951. Une famille juive s’apprête à célébrer le Nouvel An. La ville est pour quelques années encore un havre de paix et d’abondance qui a vu affluer pendant la guerre, nombre de réfugiés fuyant le nazisme. Parmi ceux-ci, la mère de l’auteur, née à Vienne dans une famille de la haute bourgeoisie intellectuelle et qui a épousé quelques années auparavant un Sépharade tangérois qui, miracle de l’amour et de l’intelligence, est parvenu de haute lutte à exfiltrer ses parents viennois de France, les sauvant ainsi d’une mort certaine.
Pourtant entre les deux jeunes mariés rien ne va plus. Ce qui aurait pu être l’histoire édifiante d’une rencontre lumineuse entre deux courants du judaïsme tourne à l’affrontement. À l’âge si tendre de sept ans, le petit Michel est brutalement chassé du paradis, c’est-à-dire de la famille unie et aimante qui l’a vu naître.
Il n’aura pas trop de toute une vie pour comprendre ce qui s’était joué d’irréconciliable entre les Bensadon et les Marburg. Pour reprendre les mots de Carlos Lévy, son préfacier, ce que montre ce livre, plein de nostalgie et d’humour, écrit avec la lucidité du thérapeute et la tendresse de celui qui, par son écriture, cherche à réconcilier enfin ceux dont la séparation a déchiré sa vie, c’est la fragilité de l’individu confronté aux contradictions de son milieu, mais aussi l’incroyable force qui l’anime quand il s’agit de reconstruire ici ce qui a été détruit ailleurs. Il était une fois…
Le café était bruyant et animé ; il sentait l’alcool, le café fraîchement moulu et la fumée de cigarette ; partout, le regard satisfait d’Espagnols et de Français qui buvaient, mangeaient et soufflaient des ronds de fumée. Un sentiment d’amitié nous enveloppait, comme une immense étreinte que j’associais au ventre impressionnant de Molinos. Deux atmosphères différentes semblaient régner simultanément. La première était celle des voix des hommes, qui faisait un bruit parfois dissonant, comme un chœur désordonné. Ici une pause soudaine, ailleurs une explosion de rire inattendue, qui s’éteignait à son tour, fondue dans le chaos anonyme de l’ensemble. La seconde, c’était la cascade de cliquetis stridents des petites assiettes qui passaient de l’évier de droite à celui de gauche, comme pour ajouter de l’énergie à l’ambiance. Quand les assiettes resurgissaient sur le comptoir, remplies de sardines grillées, d’olives vertes et noires craquelées, de salade de pomme de terre (appelée « salade russe »), et de cigalas (crevettes) cuites à la vapeur, les voix retombaient. Mais ce nouveau silence était bref. La réapparition des tapas sur le comptoir en marbre jaunâtre provoquait un « aaaaah » de satisfaction chez ces hommes dont les doigts impatients perdaient tout sens de l’étiquette quand ils arrachaient les dernières coquilles et les queues roses.